Sociologie de cuisine
par Attila Coursin
- A: Tu sais, je me porte beaucoup mieux depuis que j’ai compris qu’on était tous un peu capitalistes.
6 oranges entières tombent dans un tube, sont découpées et rapidement pressées. Leurs jus coulent à gros débit dans deux récipients givrés, fraîchement sorti d’un petit frigo à verres.
- B: Sympa ce machin.
- A: De ?
- B: La machine là.
- A: Ha, pratique oui. C’est un cadeau de ma mère. Ce que je veux avancer au final, c’est qu’on parle de capitalistes en montrant les gens qui cherchent le profit. Premièrement, ce que je trouve contraignant avec ça c’est qu’on laisse de côté toute une partie de la population, qui pourtant vit, mange et meurt au sein d’un système capitaliste, en profitant de ses travers, sans pour autant vouloir l’opulence et la richesse. J’aimerais personnellement les considérer comme des participants au système, non comme des victimes. Deuxièmement, le nerf du capitalisme, à mon avis, est à chercher dans l’épargne, la sauvegarde et les économies, plus que dans le gain en tant que tel.
Il sort un objet en forme de pompe à vélo de l’armoire, y fait couler de l’eau bouillante, dépose une capsule à l’intérieur, pompe frénétiquement en le coinçant entre ses jambes, puis déverse un espresso dans une petite tasse à café assortie. Il réitère l’exploit pour un deuxième et en sers un à son ami.
- B: He bah, jamais vu ça, sympa ce machin à café.
- A: Ouais, ça me fait gagner du temps le matin et c’est moins cher qu’une machine. En fait, ce qui me taraude c’est que peut-être il y a trop de richesse, et qu’on a perdu des gens en route. Je pense que cet esprit de constante sauvegarde résulte directement de notre incapacité à accepter notre condition de mortel. Le temps d’une vie est bref, la plupart des êtres humains se rendent tôt ou tard compte de ça et commencent à l’économiser. Ce qui est intéressant avec le temps, si tu considères qu’il est impossible de devenir immortel, c’est que les deux seules façon de l’économiser, c’est en gagner ou en prendre. Je pense que le monde d’aujourd’hui a tendance à vouloir en gagner, à ce que tout nous paraisse plus simple, plus rapide, nous donnant l’impression d’allonger la durée de la vie en augmentant le nombre de choses possibles à faire par jour. Au final, le capitalisme, c’est un mélange de flemmardise et peur de la mort. Nah mean ?
Il sort du frigo des pommes de terre épluchées et coupées, emballées dans une corbeille en carton entourée de plastique, l’ouvre, en jette le contenu dans une casserole en train de chauffer sur les plaques, actionne un bouton sur le manche. Sortant son smartphone, il programme une cuisson vapeur, 15 minutes pour des pommes de terre tendres et choisit comme alarme une musique de sa playlist Spotify.
- B: Incroyable, tu viens quand même pas de connecter ta casserole à ton phone?
- A: Sisi, grâce à une application directement liée à ce modèle de casserole, la cuisson est toujours parfaite.
- B: Fort ce machin. Pour en revenir à ce dont tu me parlais, je te suis oui, pas entièrement, mais je comprends ton propos, même si j’ai l’impression que tu parles de confort, plus que de capitalisme.
- A: Exactement, je pense que le confort tel qu’on le connaît est un stade très avancé de la société capitaliste.
- B: Donc, selon toi, sans capitalisme, nous n’aurions pas connu ce confort.
- A: Je ne pense pas non, enfin je veux dire c’est impossible de le savoir, on ne peut pas refaire l’histoire. Cependant, prends l’exemple de mes parents. Pendant des décennies ils ont loués des films, avec un accès quasi illimité à une offre immense. Il y a quelques temps, ils m’ont avoué avoir opté pour un abonnement Netflix. J’étais si déçu. Une offre moins grande, un investissement qui participe à la mort du cinéma de salle…, absolument rien ne pourrait expliquer ce revers dans leur agissements, avec tous les discours anticapitalistes qu’ils ont pu nous tenir depuis l’enfance.
L’autre ne semble plus trop écouter, il feuillette un petit livre de cuisine « tout en 5 minutes » posé sur la table
- B: Elles sont comment les pâtes carbo en 5 minutes?
- A: Excellentes, pourquoi?
- B: Faudra que je teste, les miennes en 20 minutes ne sont pas folles…
- A: Ce que je voulais illustrer, c’est que pouvoir louer des films est déjà un confort en soi, les plateformes de streaming sont un gagne-temps bien sûr, mais jusqu’à quel point, au final, jusqu’à quel point peut-on considérer le confort comme nécessaire ou superflu ?
Il remplit un thermos d’eau froide, clique plusieurs fois sur un bouton discret, le branche à son chargeur et le repose sur le plan de travail. Un long bip retentit et « 95° » s’affichent sur le couvercle de l’objet.
- B: Incroyable ce machin, tu peux chauffer de l’eau où tu veux?
- A: Oui c’est le but, et la batterie tient 24h…
- B: Waouw, le rêve.
- A: Je pense qu’à force de considérer que gagner du temps nous rend plus heureux, on a oublié que le confort matériel ne pourra jamais remplacer le confort mental, ou comment dire…le fait d’avoir les idées tranquilles, de se sentir confortable dans sa tête. Il y a pléthore d’exemple d’inventions, de choses, dont la possession donne un confort superflu, où le fait de gagner quelques minutes n’est en fait qu’un mirage. Nous vivons dans une société qui met en avant le gadget et pas l’outil. On vit dans le monde de « l’extra-confort ».
- B: Peut-être que tu réfléchis juste trop toi, et que la plupart des gens qui ne pensent pas à tout ça sont très contents d’avoir Netflix et de gagner quelques secondes à chaque fois qu’ils entreprennent quelque chose. Peut-être que c’est ça le confort, l’insouciance
- A: L’insouciance…ou la bêtise, appelle ça comme tu veux. Son téléphone sonne. Il sursaute un coup, éteint l’alarme, attrape la casserole, égoutte les patates, les dispose dans un tupperware bleu électrique et actionne un bouton sur le couvercle. L’objet laisse retentir un petit bip d’approbation
- B: Dingue ce truc ! Me dis pas qu’il te les garde au chaud ?
- A: Oui, c’est un système de fermeture électrique à socle chauffant. Plus besoin de micro-onde, c’est le rêve de tout étudiant.
- B: Je veux bien que tu me montres où s’en procurer, mon frère en serait fan, il est féru de batch cooking.
- A: Écoute, de base, je te parlais de perdre du temps ou d’en gagner et c’est précisément là que je voulais en venir. J’en ai marre de stresser pour tout, et du coup d’avoir l’impression de perdre du temps tout souhaitant en gagner. Je pense que c’est là que se situe le problème du confort capitaliste. Il est faux car il ne nous laisse justement pas le temps, comme tu disais, de réfléchir, de penser….
Il attrape un sac à dos branché à une prise, le remplit avec quelques affaires et son repas, et l’enclenche pour vérifier qu’il ait bien chargé. Un « bip » résonne et les flèches cousues sur le sac clignotent quelques secondes, une barre rouge s’allume près de la petite poche au niveau de la nuque. Il éteint les lumières du plan de travail en tapant une fois dans ses mains. L’autre se lève et met sa veste. Ils se dirigent tous deux vers la porte. Au moment où la porte se ferme, le lock de la serrure s’active instantanément. Ils descendent les escaliers.
- B: Le sac c’est pour rouler en trottinette électrique?
- A: Oui, c’est plus sécure.
- B: Et la serrure ? automatique?
- A: Oui, enfin…programmable.
Les deux se saluent brièvement sur le pas de la porte et partent dans une direction opposée. Il check son téléphone. Une douzaine de notifications l’attendent impatiemment sur l’écran de verrouillage. Sur whatsapp, ça parle d’absence dans le groupe du taff, tandis que deux discussions lui souhaitent bonne chance pour l’examen du jour. La messagerie Instagram est remplie de memes et stories diverses envoyées par des tiers, mais au niveau des likes le silence règne. Il a désormais effectué 657 pas et la météo s’annonce plutôt belle pour le reste de la semaine. Son youtubeur préféré vient de sortir une vidéo de 12 minutes sur l’importance de la théorie kafkaïenne à l’heure des réseaux sociaux. Sur Marmiton, on lui propose les cheezy nachos de saison facile à faire. Enfin, une adresse mail étrange continue à lui envoyer des reddits écrits en thaïlandais.
Il range son portable et s’allume une iqos à la chlorophylle, dont la vapeur immaculée part se perdre dans le tumulte de la cité.
6 oranges entières tombent dans un tube, sont découpées et rapidement pressées. Leurs jus coulent à gros débit dans deux récipients givrés, fraîchement sorti d’un petit frigo à verres.
- B: Sympa ce machin.
- A: De ?
- B: La machine là.
- A: Ha, pratique oui. C’est un cadeau de ma mère. Ce que je veux avancer au final, c’est qu’on parle de capitalistes en montrant les gens qui cherchent le profit. Premièrement, ce que je trouve contraignant avec ça c’est qu’on laisse de côté toute une partie de la population, qui pourtant vit, mange et meurt au sein d’un système capitaliste, en profitant de ses travers, sans pour autant vouloir l’opulence et la richesse. J’aimerais personnellement les considérer comme des participants au système, non comme des victimes. Deuxièmement, le nerf du capitalisme, à mon avis, est à chercher dans l’épargne, la sauvegarde et les économies, plus que dans le gain en tant que tel.
Il sort un objet en forme de pompe à vélo de l’armoire, y fait couler de l’eau bouillante, dépose une capsule à l’intérieur, pompe frénétiquement en le coinçant entre ses jambes, puis déverse un espresso dans une petite tasse à café assortie. Il réitère l’exploit pour un deuxième et en sers un à son ami.
- B: He bah, jamais vu ça, sympa ce machin à café.
- A: Ouais, ça me fait gagner du temps le matin et c’est moins cher qu’une machine. En fait, ce qui me taraude c’est que peut-être il y a trop de richesse, et qu’on a perdu des gens en route. Je pense que cet esprit de constante sauvegarde résulte directement de notre incapacité à accepter notre condition de mortel. Le temps d’une vie est bref, la plupart des êtres humains se rendent tôt ou tard compte de ça et commencent à l’économiser. Ce qui est intéressant avec le temps, si tu considères qu’il est impossible de devenir immortel, c’est que les deux seules façon de l’économiser, c’est en gagner ou en prendre. Je pense que le monde d’aujourd’hui a tendance à vouloir en gagner, à ce que tout nous paraisse plus simple, plus rapide, nous donnant l’impression d’allonger la durée de la vie en augmentant le nombre de choses possibles à faire par jour. Au final, le capitalisme, c’est un mélange de flemmardise et peur de la mort. Nah mean ?
Il sort du frigo des pommes de terre épluchées et coupées, emballées dans une corbeille en carton entourée de plastique, l’ouvre, en jette le contenu dans une casserole en train de chauffer sur les plaques, actionne un bouton sur le manche. Sortant son smartphone, il programme une cuisson vapeur, 15 minutes pour des pommes de terre tendres et choisit comme alarme une musique de sa playlist Spotify.
- B: Incroyable, tu viens quand même pas de connecter ta casserole à ton phone?
- A: Sisi, grâce à une application directement liée à ce modèle de casserole, la cuisson est toujours parfaite.
- B: Fort ce machin. Pour en revenir à ce dont tu me parlais, je te suis oui, pas entièrement, mais je comprends ton propos, même si j’ai l’impression que tu parles de confort, plus que de capitalisme.
- A: Exactement, je pense que le confort tel qu’on le connaît est un stade très avancé de la société capitaliste.
- B: Donc, selon toi, sans capitalisme, nous n’aurions pas connu ce confort.
- A: Je ne pense pas non, enfin je veux dire c’est impossible de le savoir, on ne peut pas refaire l’histoire. Cependant, prends l’exemple de mes parents. Pendant des décennies ils ont loués des films, avec un accès quasi illimité à une offre immense. Il y a quelques temps, ils m’ont avoué avoir opté pour un abonnement Netflix. J’étais si déçu. Une offre moins grande, un investissement qui participe à la mort du cinéma de salle…, absolument rien ne pourrait expliquer ce revers dans leur agissements, avec tous les discours anticapitalistes qu’ils ont pu nous tenir depuis l’enfance.
L’autre ne semble plus trop écouter, il feuillette un petit livre de cuisine « tout en 5 minutes » posé sur la table
- B: Elles sont comment les pâtes carbo en 5 minutes?
- A: Excellentes, pourquoi?
- B: Faudra que je teste, les miennes en 20 minutes ne sont pas folles…
- A: Ce que je voulais illustrer, c’est que pouvoir louer des films est déjà un confort en soi, les plateformes de streaming sont un gagne-temps bien sûr, mais jusqu’à quel point, au final, jusqu’à quel point peut-on considérer le confort comme nécessaire ou superflu ?
Il remplit un thermos d’eau froide, clique plusieurs fois sur un bouton discret, le branche à son chargeur et le repose sur le plan de travail. Un long bip retentit et « 95° » s’affichent sur le couvercle de l’objet.
- B: Incroyable ce machin, tu peux chauffer de l’eau où tu veux?
- A: Oui c’est le but, et la batterie tient 24h…
- B: Waouw, le rêve.
- A: Je pense qu’à force de considérer que gagner du temps nous rend plus heureux, on a oublié que le confort matériel ne pourra jamais remplacer le confort mental, ou comment dire…le fait d’avoir les idées tranquilles, de se sentir confortable dans sa tête. Il y a pléthore d’exemple d’inventions, de choses, dont la possession donne un confort superflu, où le fait de gagner quelques minutes n’est en fait qu’un mirage. Nous vivons dans une société qui met en avant le gadget et pas l’outil. On vit dans le monde de « l’extra-confort ».
- B: Peut-être que tu réfléchis juste trop toi, et que la plupart des gens qui ne pensent pas à tout ça sont très contents d’avoir Netflix et de gagner quelques secondes à chaque fois qu’ils entreprennent quelque chose. Peut-être que c’est ça le confort, l’insouciance
- A: L’insouciance…ou la bêtise, appelle ça comme tu veux. Son téléphone sonne. Il sursaute un coup, éteint l’alarme, attrape la casserole, égoutte les patates, les dispose dans un tupperware bleu électrique et actionne un bouton sur le couvercle. L’objet laisse retentir un petit bip d’approbation
- B: Dingue ce truc ! Me dis pas qu’il te les garde au chaud ?
- A: Oui, c’est un système de fermeture électrique à socle chauffant. Plus besoin de micro-onde, c’est le rêve de tout étudiant.
- B: Je veux bien que tu me montres où s’en procurer, mon frère en serait fan, il est féru de batch cooking.
- A: Écoute, de base, je te parlais de perdre du temps ou d’en gagner et c’est précisément là que je voulais en venir. J’en ai marre de stresser pour tout, et du coup d’avoir l’impression de perdre du temps tout souhaitant en gagner. Je pense que c’est là que se situe le problème du confort capitaliste. Il est faux car il ne nous laisse justement pas le temps, comme tu disais, de réfléchir, de penser….
Il attrape un sac à dos branché à une prise, le remplit avec quelques affaires et son repas, et l’enclenche pour vérifier qu’il ait bien chargé. Un « bip » résonne et les flèches cousues sur le sac clignotent quelques secondes, une barre rouge s’allume près de la petite poche au niveau de la nuque. Il éteint les lumières du plan de travail en tapant une fois dans ses mains. L’autre se lève et met sa veste. Ils se dirigent tous deux vers la porte. Au moment où la porte se ferme, le lock de la serrure s’active instantanément. Ils descendent les escaliers.
- B: Le sac c’est pour rouler en trottinette électrique?
- A: Oui, c’est plus sécure.
- B: Et la serrure ? automatique?
- A: Oui, enfin…programmable.
Les deux se saluent brièvement sur le pas de la porte et partent dans une direction opposée. Il check son téléphone. Une douzaine de notifications l’attendent impatiemment sur l’écran de verrouillage. Sur whatsapp, ça parle d’absence dans le groupe du taff, tandis que deux discussions lui souhaitent bonne chance pour l’examen du jour. La messagerie Instagram est remplie de memes et stories diverses envoyées par des tiers, mais au niveau des likes le silence règne. Il a désormais effectué 657 pas et la météo s’annonce plutôt belle pour le reste de la semaine. Son youtubeur préféré vient de sortir une vidéo de 12 minutes sur l’importance de la théorie kafkaïenne à l’heure des réseaux sociaux. Sur Marmiton, on lui propose les cheezy nachos de saison facile à faire. Enfin, une adresse mail étrange continue à lui envoyer des reddits écrits en thaïlandais.
Il range son portable et s’allume une iqos à la chlorophylle, dont la vapeur immaculée part se perdre dans le tumulte de la cité.