Contributions

La confiance

par Fayiza Cissé

Prologue :

La confiance est un élément essentiel dans les rapports de communication et d'échange. Sans cela, il est difficile d'avancer dans la même direction et d'établir des fondations relationnelles solides. Mais que se passe-t-il lorsque ce rapport de confiance doit prendre racine dans des sphères plus générales et communautaires ? Que se passe-t-il quand il ne s'agit plus seulement de faire confiance à son ami, à son partenaire ou encore à un membre de sa famille ? De plus, ce rapport de confiance se heurte évidemment à certains obstacles : âge, sexe, religion ou encore appartenance ethnique. Étant une femme noire visible et queer naviguant dans un pays structuré de façon eurocentré, c'est ma couleur de peau avant tout, et aussi cliché que cela puisse paraître, qui a été le dénominateur commun de certains choix que j'ai pu faire quand il était temps d'établir un rapport de confiance. C'est avec de l'expérience que j'ai pu discerner que la confiance était plus difficilement établie en fonction des relations.

De manière générale, je choisis de faire confiance aux gens en dépit de facteurs externes, jusqu’à ce qu’ils me prouvent que j’ai eu tort. Ce n'est peut-être pas conseillé, mais j'ose croire que la plupart des gens ont un bon fond et vont honorer la confiance qu’on a placée en eux. En principe, c’est un cercle vertueux. Mais dans les faits, je ne sais pas si cette confiance est systématiquement réciproque. A contrario, dans certains espaces, je partais déjà du fait que je renvoyais une image non objective simplement à cause de ma couleur de peau. À partir de là, j'ai pu remarquer que de mon côté, cette confiance prenait des dimensions étonnantes et insoupçonnées parfois lorsqu'il s'agissait de faire confiance à des groupes, des organisations, et parfois, évidemment, des institutions. Entre racisme positif et négatif (car un stéréotype même positif reste fondamentalement du racisme), j'ai dû me rendre compte que je devais me modeler et m'accommoder de certaines situations en modifiant mon langage physique, ma façon de parler et mon énergie générale pour ainsi gagner la confiance de mon environnement. La confiance fonctionne à mon sens comme deux miroirs qui se reflètent à l'infini. Ainsi je dirais qu'un climat de méfiance subtil et latent règne d'ores et déjà dans mes relations, surtout lorsqu'elles prennent naissance dans des milieux plus ou moins officiels.

"Je suis une fille de parents immigrés. J'ai cinq ans et cela va faire cinq ans que je suis en Suisse. Cela va faire aussi cinq ans que je n'ai pas le droit d'y être et que le gouvernement suisse ou plus précisément la police étrangère veut que moi et mon petit frère, qui vient de naître, ainsi que ma mère, partions vers l'endroit d'où l'on venait." Voilà un souvenir que je me remémore souvent. Très tôt, j'ai compris que ma mère devait se battre vigoureusement, alternant entre une obéissance docile et un courage inépuisable pour rester sur le territoire suisse et ainsi obtenir un droit de cité. Cela aura pris dix ans. Dix longues années afin qu'un rapport de confiance ultime et irrévocable ait pu s'établir entre ma famille et le gouvernement suisse selon ses lois et ses standards. Il est intéressant de noter que lorsque moi et ma mère sommes arrivées en Suisse, nous nous sommes de facto engagées sur des terres étrangères et nous avons porté sur notre front le statut de réfugié, statut particulier pour décrire une présence illégale, mais paradoxalement justifiée par des circonstances arbitraires qui échapperaient au sujet. Ce statut nous rappelait que nous n'étions pas des citoyennes du monde et que d'aucun droit naturel nous pouvions choisir d'arriver là, en Suisse et y pousser comme des fleurs sauvages. Et depuis ce jour, nous avions dû prouver que nous étions en effet dignes de rester sur ces terres.

Avec le recul nécessaire, je peux me rendre compte que mon existence a été ponctuée d'une succession d'efforts et d'actes flagorneurs s'empilant les uns sur les autres, afin qu'un jour ils puissent constituer entre eux une sorte de super-glue, une masse indissociable et essentielle à mes futurs rapports avec le monde extérieur. Sans quoi, il serait plus difficile pour moi d'avancer dans la même direction que ces gens et d'établir des relations positives. Je pourrai alors, avec le temps traîner avec moi cette masse solide de crédibilité et la brandir aux yeux de tous, fièrement, afin d'attester de mon droit d'exister, d'apprendre, de voter, de crier.

Mais qui étaient ces gens dont ma mère ne cessait de se méfier également ? Elle n'arrêtait pas d'ériger un mur, de tracer une distance évidente entre notre petite famille et ces gens, cet endroit, cette ville, ce pays. Nous devions maintenant négocier avec ces « gens », qui avaient pris la forme d'une entité menaçante planant sur nos têtes. Une espèce de démiurge capricieux, froid et qui à la moindre erreur pouvait nous réduire à néant. « Nous ne sommes pas comme eux, nous sommes différents », me disait ma mère. Et tout au long de notre histoire, c'est ce qu'elle s'évertuera à m'apprendre, car c'est ce qu'elle avait également appris. À redoubler inlassablement d'efforts pour convaincre ce démiurge et porter un masque qui lui ressemble. Mais pour cacher quoi ? Pour pallier quel manque ? J'ai su assez tôt que nous devions nous acclimater, nous fondre dans la masse et nous confondre avec leurs systèmes de valeurs et ainsi apprivoiser la méfiance presque innée de ces gens. Ma mère à l'époque abandonna le port de son voile, tant il fut impossible pour elle de s'imaginer retourner d'où elle venait. À mon tour, je me suis rendue sensible à l'image que je renvoyais, ayant peur de me montrer sous un jour qui me desservirait. Mais à quel prix devions-nous déployer tous ces efforts afin de brouiller notre différence ? De plus, je n'avais moi-même pas confiance en leur pleine capacité à... me faire confiance.

Ainsi, ce zèle de vouloir toujours bien faire et d'être bien vu s'est muté, chez ma mère et moi en dépression, paranoïa latente et crise identitaire. De peur d'être châtiée, punie et relayée au banc d'intouchable, j'ai grandi en espérant que ces gens et leurs institutions puissent avoir une foi inébranlable en moi. J'avais placé en eux une sorte de sacro-sainte autorité, faisant de leur jugement le garant de mon destin en ce bas monde, dans l'espoir qu'ils décèlent en moi une réelle volonté de leur ressembler. Et toute cette énergie dépensée à les convaincre m'avait presque fait oublier d'où je venais. Mon héritage et mes origines n'ont jamais réellement eu l'occasion de s'épanouir en moi librement. C'était comme oublier un livre sur une table de chevet et n'en lire que quelques pages sans pouvoir en déceler la trame. Heureusement, ce livre, je me suis enfin décidé à le commencer depuis le début. Aujourd'hui, j'ai 24 ans et je me dis que ce qui s'est passé, ce n'était pas si différent de ce que nos ancêtres pratiquaient déjà, avec toutes ces législations et cette paperasse administrative en moins, bien sûr. Mais l'on retrouve tout de même cette volonté atavique de protéger ses terres. C'est une situation qui a déjà existé et qui se répète depuis la nuit des temps. En effet, nos ancêtres se basaient déjà sur de nombreux critères physionomiques pour chasser les intrus et préserver leur souveraineté territoriale. Cet instinct de survie perdure aujourd'hui et a donné naissance, si j'extrapole, à nos lois nationales et internationales, nos gouvernements et nos États. Cependant, il n'a pas empêché l'Europe de vouloir s'étendre territorialement par une colonisation effective et virulente laissant derrière elle une myriade de conséquences à l'échelle mondiale et changeant à tout jamais le cours de l'Histoire. En effet, les grands afflux migratoires que l'on connaît aujourd'hui et qui viennent en l'occurrence d'Afrique vers l'Europe, représentent en bonne partie le résultat post-colonial des conquêtes européennes.

Ainsi, moi, fille de parents immigrés, je me retrouve ballotée par les grands événements de ce monde et me voici, en Suisse, en train d'écrire ces mots. Je pense alors à ma condition de jeune femme noire dans un pays multiculturel, certes, mais dont les intérêts ne sont pas systématiquement représentés. Me voici ici avec un bagage et un héritage que je ne peux pas toujours partager. Par habitude ou par oubli, je ne sais plus réellement... Je me souviens cependant de ce que ma mère m'a enseigné et transmis et j'en ressens encore les automatismes : lorsque je réponds au téléphone, lors d'un entretien d'embauche, lors d'une fête, chez le médecin, chez l'assureur, chez des ami·e·s, dans leurs familles, leurs bureaux, leurs immeubles, leurs maisons, leurs magasins, leurs écoles, leurs universités. En somme dans tous les espaces où je suis essentiellement une minorité.

Je m'avoue tristement d'avoir encore le réflexe de me camoufler dans ce monde eurocentré car je ne le sens pas pleinement capable de m’intégrer telle que je suis. Cependant, j'espère peut-être naïvement qu'à coup de déstructuration, révolutions et reformulations des pensées, des manuels, des lois et des mentalités, nous puissions parvenir à plus de transparence et d'authenticité, et moins de méfiance entre nous en détruisant la peur et les préjugés infondés. J'espère que nos cœurs prendront le temps de réfléchir sur ce qui a réellement de l'importance à nos yeux : l'amour, la paix, le bonheur. C'est évidemment de là que prendra naissance une confiance intarissable entre nous, citoyens du monde.
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