Contributions

Ça fait beaucoup

par Lara Torbay

Il y a le confort que je redoute, celui que je fuis.

Celui plein d’engueulades de couples, d’enfants conçus par évidence plus que par envie, d’objets dont je n’ai pas besoin, de joies factices avec des amies qui se haïssent dès qu’elles sentent l’une des leurs les trahir en étant honnête ; plein d’une gauche réformiste et mignonne, de points de vue rassurants, de Status quo enguirlandés dans du déni ;

Ces zones de rien, de maisons mitoyennes, de thermomix, de deuxième voiture et de vacances en famille stressantes en bord de mer.

Il y a le confort que j’ai conquis Celui qui s’est fait à coups de pages remplies d’une écriture inégale, de conversations douloureuses, de littérature féministe et d’heures passées dans mon bain, à écouter l’eau qui goutte doucement ; Celui qu’on paie avec le coût de se regarder en face assez longtemps pour se voir, avec la perte des liens qu’on tranche, avec le deuil des ères auxquelles on met fin.
 Je me rappelle avoir vécu sans, je me rappelle me sentir menacée par la grandeur des autres, par mes limites, mes doutes, mes tranchées, par mes propres douleurs enterrées avec zèle. Je sais plus ce que ça fait de vivre sans, je sais juste que maintenant, quand je réfléchis avant de m’endormir, je suis à l’aise avec moi, avec ce corps dans le noir : je n’ai plus peur de moi-même. C’est mon agrégat de petites victoires, c’est l’empathie qu’on apprend, c’est dire je t’aime à soi et aux autres sans rougir.

Il y a le confort que j’ai perdu, Quand rien n’était plus grand que moi ; Les violences étaient fortuites, l’immonde dans les livres d’histoire, les obligations rassurantes; Quand j’avais des rêves d’enfant, quand une vie se présentait à moi comme une série de certitudes, les sentiers n’étaient pas à tracer, rien n’était à brûler et tout était à rire.

Il y a le confort que je rejette Celui dont j’ai honte, Celui qui est artificiel, politique. Ce confort à vase communiquant, qui se décide pour une poignée, qui se défend par les poings et les uniformes, qui crée l’absolu et fait de l’écrasement l’essentiel, les marges inessentielles, Décide qui l’on pleure, qui l’on efface, qui l’on piétine par habitude, qui n’est digne que d’indifférence, Le confort dont je bénéficie ici, comme toi, celui qui étouffe, celui qui tue dans le silence, qui est vain, qui ne tient qu’au prix de l’obéissance.

Et puis il y a le confort après lequel je cours, inlassablement, toujours Celui qui reste, une fin, un état

Celui qui n’est jamais vraiment là ;

Le confort que je fantasme, que je recherche, auquel je m’accroche sans pouvoir l’effleurer: Jamais tangible, jamais statique, Fuyant à jamais et coulant entre mes doigts, Qui ne s’ancre que dans l’immédiat Et laisse choir chaque moment de douceur consumé, chaque paix immatérielle dans le passé qu’on n’a pas le temps de réaliser vivre.

Sexxx etc.

La tension dans les épaules, tire doucement la nuque ; La moiteur d’une peau nerveuse, le souffle qui s’épuise, Les balbutiements d’une langue qui trébuche sur elle-même, L’excitation de mains pas encore acquises.

Tout bascule dans l’intime, dans l’indiscernable À une vitesse qu’on ne sait jamais correctement apprécier ; Il y a les doigts qui s’enfoncent dans les hanches, La cloque de plaisir qui tait tout sans jamais rien étouffer

Et le soupir qui renonce, tout un monde qu’on expire. La libération qui plaque les cheveux au front, la peau aux draps, L’incommensurable de ton ambre brûlée, le confort du rien: Tout ce qu’on agrippe, tout ce qu’on ne contraint pas.

Sa mort et sa multitude

« En affirmant leur droit à l’aisance, ils déclarent, ce qui est encore plus important, leur droit de décider eux-mêmes ce que doit être cette aisance (…) Le droit à l’aisance c’est la révolution sociale. » - Kropotkin, La Conquête du Pain

Je ne suis presque jamais confortable.

Enfant, les petites choses me dérangeaient ; aujourd’hui, elles se greffent à mes pensées jusqu’au moment où je peux mettre des mots dessus. Jamais rien n’est longtemps léger, jamais rien n’est dépourvu d’anxiété. Je ne peux pas voir des gens sans me considérer inadéquate. Je ne peux pas rester seule longtemps sans trébucher dans des pensées à souffle court. Je ne peux pas parler sans regretter immédiatement ce que j’ai dit - alors imaginez écrire.

Je ne me suis jamais vraiment sentie à ma place, à part dans ces quelques bulles que l’adelphité et les repas partagés peuvent créer ; le propre des bulles c’est qu’elles éclatent, et c’est ce que j’y fais : je retiens mon souffle en attendant la disparition de la facilité. Pour quelqu’un avec aussi peu de cardio, je suis imbattable en apnée, je sais ce que c’est de vivre sous l’eau.

Il y a beaucoup de stigmas liés à ça, à être inconfortable: appelez ça psychophobie ou manque d’empathie. Tout ce que je sais c’est que pendant des années j’ai méprisé le confort. Adolescente, je le voyais comme une façon de nier le réel: c’est la solution de facilité, c’est pour les gens simples et heureux qui ne savent pas que tout est à refaire. Je pense toujours que le confort peut se faire masque, je pense toujours qu’il peut être falsifié, exposé, mis en valeur, tout en n’étant pas réel (un peu comme notre démocratie). Mais je pense aussi que c’était tout aussi artificiel, comme position, de rejeter le confort comme une vaste illusion: c’était se poser en supériorité intellectuelle parce qu’on est incapable d’aller bien. C’est des sourires suffisants et de la paresse interpersonnelle, voilà tout.

Mais je pense avoir eu raison sur un point: l’inconfort, si choisi, est crucial. Il permet d’avancer. Il permet les remises en questions saines, les changements de position, des pas vers les autres, les conversations constructives, l’honnêteté, l’empathie. Il fait vivre.

Pourtant, aujourd’hui, je pense que le confort est précieux, il est rare, à préserver. En pleine pandémie, au milieu de la montée de mouvements de droite violents et avec pour perspective l’effondrement de la planète, c’est pas le self-care tel que vendu par Lush qui sauve une santé mentale. Le confort peut, et doit, être partagé, encouragé, respecté. Il peut se créer dans une compréhension commune du fait que les limites des un.e.s ne sont pas les mêmes que celles des autres : c’est déjà un acte militant, de savoir laisser place au confort de chacun.e.

Je ne pense donc pas que l’inconfort doit être surévalué, mis sur un piédestal. Sortir de sa zone de confort, lorsqu’on la sait éphémère et fragile, peut mener à de grands et beaux questionnements, des avancées nécessaires. Mais parfois on ne peut plus y retourner, dans le doux, le simple ; parfois on s’épuise à coups d’articles, de conversations laborieuses et de déménagements. Parfois, le confort se ferme à nous, on est dans la froideur d’un monde qui pousse au confort matériel tout en incitant à sortir de sa zone de confort - ce qui veut en général dire faire du backpacking dans un pays du Sud Global ou essayer de nouveaux sextoys.

Il est crucial de se battre pour son confort - et pour celui de tous les autres. Ça demande de petits inconforts, ça pose des questions délicates et beaucoup de doutes, mais ça demande aussi de se laisser tranquille. Le confort devrait être un droit, pas une récompense. Le confort devrait être une évidence ; mais avant qu’on y arrive, il doit être pensé, dans toutes ses nuances. Laisser de la place à l’inconfort et aux changements qu’il opère, tout comme préserver son confort, les limites saines qu’il pose, la santé mentale qu’il protège, la paix qui nous fuit si souvent. Et c’est une utopie qui vaut la peine d’être réalisée: un monde où le confort est une évidence, pour touxstes, peu importe ce que ça veut dire pour soi. Il n’y a pas d’absolu: il faut laisser de la place à l’ambigu. Je suis une amoureuse du confort tout comme sa traître ; pour son abolition et sa démocratisation, pour sa mort et sa multitude.

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